10

Jeannette Chénier, comtesse d’Armorique, avait perdu son époux, ses parents, sa fortune, sa maison, son fils et son royal amant, et tout cela avant d’avoir atteint ses vingt ans.

Son époux lui avait été enlevé par une flèche anglaise, et il était mort au milieu d’atroces souffrances, en pleurant comme un enfant.

Ses parents étaient morts de consomption et les toiles de leur lit avaient été brûlées avant qu’on les enterre près de l’autel de l’église Saint-Renan. Ils avaient laissé à Jeannette, leur seule enfant survivante, une petite fortune en or, une affaire de négoce de vin et d’armement de navires, ainsi qu’une grande maison située sur la rivière, à La Roche-Derrien.

Jeannette avait dépensé la plus grande partie de la fortune en équipant des navires et des hommes destinés à se battre contre ces Anglais tant détestés qui avaient tué son époux, mais les Anglais avaient remporté la victoire et sa fortune avait fondu par la même occasion.

La jeune femme s’était rendue auprès de Charles de Blois, duc de Bretagne et parent de son défunt époux, afin de quémander son aide, et c’était ainsi qu’elle avait perdu son fils. Charles de Blois, après l’avoir insultée, traitée de putain indigne d’appartenir à la noblesse, l’avait violée pour lui signifier le mépris qu’il éprouvait pour les filles de marchands. Et pour faire bonne mesure, il lui avait arraché son fils, le petit Charles, âgé de trois ans. À présent, ce dernier, nouveau comte d’Armorique, était élevé par l’un des loyaux partisans de Charles de Blois, afin de faire en sorte que ses vastes terres continuent d’appartenir au fief dominant de Blois.

Depuis ce moment, Jeannette, qui avait perdu sa fortune en tentant une expédition en faveur du duc Charles, nourrissait une haine féroce envers lui. Elle avait trouvé un amant dévoué en la personne de Thomas de Hookton, avec qui elle avait fui vers le nord pour rejoindre l’armée anglaise en Normandie. Là, elle avait attiré l’attention d’Edouard de Woodstock, prince de Galles, et avait abandonné Thomas. Puis, craignant que les Anglais ne fussent écrasés par les Français en Picardie et d’encourir de ce fait les représailles des vainqueurs pour avoir choisi son nouvel amant parmi l’ennemi, elle avait fui à nouveau.

Mais les Anglais avaient vaincu, et elle ne pouvait revenir en arrière. Les rois et les fils de rois ne goûtant pas l’inconstance. Jeannette Chénier, comtesse d’Armorique douairière, était retournée à La Roche-Derrien, mais pour constater qu’elle avait perdu sa maison.

Lorsqu’elle avait quitté la ville, couverte de dettes, Belas, le notaire, s’était approprié sa demeure au prétexte de rentrer dans ses frais. Jeannette, à son retour, avait proposé de la racheter. Elle était suffisamment riche, car le prince de Galles s’était montré généreux en joyaux. Mais Belas avait refusé de quitter la maison. La loi était de son côté. Quelques-uns parmi les Anglais qui occupaient La Roche-Derrien avaient montré de la sympathie pour la jeune femme, mais sans interférer avec la décision de la justice. D’ailleurs, leur intervention eût été vaine, car tout un chacun savait que l’ennemi ne pourrait rester très longtemps dans la petite ville. Le duc Charles était en train de former une nouvelle armée à Rennes et La Roche-Derrien était la plus isolée, la plus reculée de toutes les possessions anglaises en Bretagne. Lorsque le duc Charles se ressaisirait de la ville, il ne manquerait pas de récompenser Belas, son instrument, et n’aurait aucun égard pour cette Jeannette Chénier de basse extraction.

Ainsi Jeannette, ne pouvant reprendre possession de sa maison, en avait-elle trouvé une autre plus modeste près de la porte sud. Retrouvant sa ville, et afin de se mettre en règle avec le Ciel, elle était allée se confesser au curé de l’église Saint-Renan. Le prêtre, après lui avoir reproché d’avoir péché au-delà de toute mesure humaine et peut-être même divine, s’était déclaré prêt à lui donner l’absolution si elle acceptait de pécher avec lui. Et il avait levé sa robe séance tenante afin de pouvoir l’absoudre. Hélas pour lui, il avait été coupé aussitôt dans son élan : la pécheresse lui avait administré un coup de pied judicieusement placé qui lui avait arraché un hurlement à écorcher les oreilles de ses ouailles.

Elle continuait à venir entendre la messe à Saint-Renan, car c’était l’église de son enfance et ses parents étaient enterrés sous le tableau représentant le Christ sortant de son tombeau tout auréolé de lumière dorée. Le prêtre n’osait pas lui refuser les sacrements ni rencontrer ses yeux.

Pour remplacer ses serviteurs perdus avec sa maison, elle avait engagé une fille de cuisine, une paysanne âgée de quatorze ans, ainsi que son frère, un faible d’esprit, pour aller puiser l’eau et ramasser le bois de chauffage. Jeannette avait calculé que les joyaux du prince assureraient sa subsistance pendant une année, laps de temps qui verrait sûrement le vent tourner en sa faveur : elle était jeune, elle était très belle, son enfant était pris en otage et elle était poussée par la haine. Quelques-uns, en ville, craignaient qu’elle ne fût devenue folle car elle était beaucoup plus mince qu’avant, mais ses cheveux étaient toujours couleur aile de corbeau, sa peau aussi douce qu’une soie précieuse, et ses yeux immenses brillaient comme avant. Les hommes venaient quémander ses faveurs, mais la belle leur répondait qu’ils ne pourraient l’approcher avant de lui avoir rapporté le cœur écrabouillé de Belas le notaire et la verge pareillement écrasée de Charles de Blois. « Rapportez-les-moi tous deux enfermés dans des reliquaires, disait-elle, mais ramenez-moi mon fils vivant. » La violence de son courroux rebutait les hommes et certains se mirent à jaser.

La rumeur courut qu’elle avait reçu un coup de lune, qu’elle se livrait peut-être à la sorcellerie. Le curé de Saint-Renan confia aux autres prêtres de la ville que Jeannette avait essayé de l’induire à la tentation et proposa de faire appel à l’Inquisition. Mais les Anglais ne voulurent rien savoir car le roi d’Angleterre refusait de permettre aux tortionnaires de Dieu d’exercer leur sombre métier au sein de ses possessions.

« Il y a déjà assez de mécontentement, avait dit Dick Totesham, le commandant de la garnison anglaise, sans rajouter ces maudits moines par-dessus. »

Totesham et sa garnison savaient que Charles de Blois était en train de lever une armée qui attaquerait La Roche-Derrien avant de marcher sur les autres possessions anglaises en Bretagne. Pour s’y préparer, ils travaillèrent avec acharnement, surélevant les murs de la ville et construisant de nouveaux remparts à l’extérieur des anciens. Les laboureurs des fermes de la région furent enrôlés de force. On les contraignit à pousser des chargements d’argile et de cailloux, à planter des poutres dans le sol pour fabriquer des palissades et à creuser des fossés. Leur haine de ces Anglais qui les forçaient à travailler sans les payer ne faisait que grandir, mais les Anglais n’en avaient cure, car il y allait de leur survie. Totesham obtint de Westminster des renforts. À la Saint-Félix, à la mi-janvier, une troupe d’archers gallois accosta bien à Tréguier, le petit port situé à une heure et demie de marche en amont de La Roche-Derrien, mais hormis cela, les seuls renforts consistèrent en une poignée de chevaliers et d’hommes d’armes sans le sou attirés par la perspective du pillage et des rançons. Certains venaient de régions lointaines comme la Flandre, trompés par les fausses rumeurs qui couraient sur les richesses offertes par la Bretagne. Ils avaient à leur tête un homme méchant au visage de brute qui portait un fouet et un lourd paquet de rancœurs de toute sorte. Ce furent là les derniers renforts que reçut Totesham avant l’arrivée du Pentecôte.

La garnison de La Roche-Derrien était réduite, mais l’armée du duc Charles, en revanche, était importante et ne cessait de croître. Des espions à la solde des Anglais parlèrent d’arbalétriers génois arrivant à Rennes par compagnies de cent hommes. Des hommes d’armes, également, chevauchaient depuis la France pour faire allégeance à Charles de Blois. Son armée grossissait à vue d’œil mais le roi d’Angleterre, apparemment peu soucieux de ses garnisons en Bretagne, ne leur envoya aucune aide. Cela signifiait que La Roche-Derrien, la plus petite des villes fortifiées anglaises en Bretagne et la plus proche de l’ennemi, était perdue.

 

Thomas se sentit étrangement mal à l’aise lorsque le Pentecôte s’engagea en louvoyant entre les saillies rocheuses qui marquaient l’embouchure de la Jaudy. Avait-il commis une erreur en revenant dans cette petite ville ? Ou Dieu l’y avait-il envoyé parce que c’était là que les ennemis du Graal le chercheraient ? Car, à son avis, le mystérieux Taillebourg et son valet n’étaient autres que les ennemis du Graal. À moins que la cause de son malaise ne fût à chercher ailleurs : peut-être était-il tout simplement nerveux à l’idée de revoir Jeannette. Leur histoire était trop compliquée, trop de haine était mélangée à l’amour. Mais il mourait d’envie de la voir, tout en craignant d’être éconduit. Il essaya sans y parvenir de se représenter son visage.

La marée montante transporta le Pentecôte dans l’embouchure de la rivière, où les cormorans écartaient leurs ailes noires et dentelées pour se sécher sur des rochers frangés d’écume. Un phoque leva sa tête luisante, regarda Thomas d’un air indigné, puis retourna dans les profondeurs. Les bords de la rivière se rapprochèrent, apportant l’odeur de la terre. Les rives étaient formées de blocs de pierre, d’herbe pâle et de petits arbres tordus par le vent. Dans les creux, on voyait baigner des pièges à poisson en osier. Une petite fille âgée de six ans à peine tapait sur les rochers pour détacher les berniques, armée d’un caillou.

— Quel maigre dîner, fit remarquer Will Skeat.

— C’est vrai, Will.

— Ah, Tom ! (Skeat sourit en reconnaissant la voix.) Mais toi, tu n’as jamais dû te contenter de berniques pour ton dîner !

— Si ! protesta le jeune archer. Et pour mon petit déjeuner aussi.

— Un homme qui parle le latin et le français mange des berniques ? plaisanta Skeat. Et tu sais écrire aussi, pas vrai, Tom ?

— C’est vrai. J’écris aussi bien qu’un prêtre.

— Je pense que nous devrions écrire une lettre à Sa Seigneurie pour lui demander de m’envoyer mes hommes, poursuivit Skeat, faisant allusion au comte de Northampton. Mais il ne le fera pas sans espèces sonnantes et trébuchantes, pas vrai ?

— Il vous en doit, lui rappela Thomas.

Skeat fronça les sourcils.

— Ah oui ?

— Vos hommes sont à son service en ce moment. Il doit donc vous payer.

Skeat secoua la tête.

— Le comte ne s’est jamais fait prier pour payer de bons soldats. Grâce à lui, leur bourse est bien remplie, j’en suis sûr. Si je veux les avoir ici, il va me falloir le persuader de les laisser partir et il me faudra aussi payer leur passage.

Les hommes de Skeat étaient liés par contrat au comte de Northampton qui, après avoir fait campagne en Bretagne, avait rejoint le roi en Normandie et le servait à présent à Calais.

— Il va me falloir payer le passage des hommes et des chevaux, Thomas, poursuivit Skeat, et sauf si les choses ont changé depuis que j’ai reçu un coup sur la tête, ce ne sera pas bon marché. Oh, non. Et pourquoi le comte accepterait-il de les laisser quitter Calais ? Ils ont une ventrée de batailles qui les attendent dès le prochain printemps.

Thomas se dit que c’était une question judicieuse, car il fallait s’attendre à des combats acharnés à Calais à la fin de l’hiver. À sa connaissance, la ville n’était pas tombée, mais les Anglais l’avaient encerclée et on disait que le roi de France était en train de lever une grande armée pour attaquer les assiégeants au printemps.

— La bataille fera rage ici, au printemps, dit Thomas avec un mouvement du menton vers le bord de la rivière.

Derrière, les champs étaient en jachère, mais, par bonheur, les granges et les fermes étaient toujours debout, car ces terres nourrissaient la garnison de La Roche-Derrien. C’était la raison pour laquelle le pillage, le viol et les incendies qui mettaient tout le duché à feu et à sang leur avaient été épargnés.

— Oui, on se battra ici, approuva Skeat, mais plus encore à Calais. Peut-être devrions-nous aller à Calais, Tom ?

Le jeune archer ne répondit pas. Il craignait que Skeat ne fut plus en mesure de commander une troupe. Son vieil ami était enclin à l’amnésie ou à de soudains accès de confusion et de mélancolie. Ces crises étaient d’autant plus désespérantes que, par moments, Skeat paraissait celui qu’il avait toujours été… mais il n’était jamais tout à fait le même bon vieux Will Skeat, si habile à la guerre, prompt à la décision et remarquable tacticien. Maintenant, il se répétait, perdait le fil de ses idées et était trop souvent égaré et vulnérable – comme en ce moment même, devant la barque de surveillance battant le pavillon anglais à croix rouge sur fond blanc qui descendait le fleuve à leur rencontre. Skeat fronça les sourcils à la vue de la petite embarcation.

— Est-ce un ennemi ?

— Il a notre drapeau, Will.

— Ah oui ?

Un homme en cotte de mailles se leva à la proue de la barque et les héla :

— Qui êtes-vous ?

— Sir William Skeat ! cria Thomas, utilisant le nom qui serait le mieux accueilli en Bretagne.

Il y eut une pause, peut-être due à l’incrédulité.

— Sir William Skeat ? répondit l’homme sur le même mode. Will Skeat, vous voulez dire ?

— Oui, le roi l’a fait chevalier, précisa Thomas.

— C’est vrai, je l’oublie toujours, déplora Skeat.

La barque vint se placer le long du Pentecôte.

 Que transportez-vous ? interrogea l’homme.

— Rien, c’est vide ! cria Thomas.

Levant le nez sur la voile en lambeaux, noircie par le feu et pliée en deux, le garde s’enquit :

— Vous avez été attaqués ?

— Oui, au large de la Normandie.

— Il est temps d’éliminer ces bâtards une bonne fois pour toutes, grommela l’Anglais.

Puis, avec un geste en amont de la rivière, où les maisons de Tréguier noircissaient le ciel de fumée de bois :

— Vous allez vous amarrer à côté de l’Edward, leur ordonna-t-il. Vous aurez une taxe de port à payer. Six shillings.

— Six shillings ? explosa Villeroy, lorsqu’il apprit la somme. Par les cornes du diable, six shillings ! Est-ce qu’ils s’imaginent que nous les pêchons au filet, les shillings ?

Ainsi Thomas et Will Skeat retrouvèrent-ils Tréguier. La cathédrale avait perdu son clocher, car les Bretons qui soutenaient Charles de Blois avaient tiré à l’arbalète sur les Anglais depuis le sommet. En représailles, les Anglais avaient démoli le clocher et fait transporter les pierres à Londres. La petite ville portuaire avait perdu aussi une partie de ses habitants, car elle n’avait pas de murs, et les fidèles de Charles de Blois venaient parfois piller les entrepôts situés derrière le quai.

Les petits bateaux pouvaient remonter la rivière jusqu’à La Roche-Derrien, mais le Pentecôte avait un tirant d’eau trop élevé. Aussi s’amarra-t-il à l’endroit désigné. Une douzaine d’hommes en jupon arborant la croix rouge montèrent à bord pour percevoir la taxe de port et rechercher les éventuelles marchandises de contrebande, à moins qu’un confortable pot-de-vin ne les persuade de les ignorer, mais ils ne trouvèrent ni biens ni pot-de-vin. Leur chef, un gros homme affligé d’une plaie suintante au front, confirma que Richard Totesham commandait toujours la garnison de La Roche-Derrien.

— Par le fait oui, c’est lui qui est là-bas, dit-il, et à Brest, c’est sir Thomas Dagworth.

— Dagworth ! s’écria Skeat, ravi. Pour sûr, c’est un bon commandant. Comme Dick Totesham, ajouta-t-il à l’adresse de Thomas.

À la vue de messire Guillaume qui émergeait de la cabine, il sembla fouiller dans sa mémoire.

— C’est messire Guillaume, lui rappela Thomas à voix basse.

— Sûr, c’est lui ! répliqua-t-il.

Messire Guillaume posa ses sacoches sur le pont. Un tintement de pièces attira l’attention du gros homme, dont l’œil s’alluma tout à coup. Mais messire Guillaume tira à demi son épée.

— Peut-être bien que je m’en vais m’en retourner, annonça le gros homme.

— Peut-être bien que oui, renchérit Skeat avec un rire.

À son tour, Robbie monta ses bagages sur le pont, puis dirigea son regard sur un groupe de filles qui étaient occupées à vider des harengs en lançant les viscères aux mouettes qui les attrapaient au vol. Les filles accrochaient les poissons vidés sur de longues piques qui seraient placées dans les fumoirs situés au bout du quai.

— Sont-elles toutes aussi mignonnes par ici ? se renseigna l’Écossais.

— Encore plus, répondit Thomas en se demandant comment il pouvait voir les visages des filles sous leurs bonnets.

— Je vais aimer la Bretagne, en déduisit Robbie.

Il restait quelques dettes à régler avant de partir. Messire Guillaume donna son dû à Villeroy, en y ajoutant une somme rondelette pour lui permettre de s’acheter une nouvelle voile.

— Tu ferais bien d’éviter Caen pendant quelque temps, conseilla-t-il au géant.

— Nous allons descendre jusqu’en Gascogne, répondit ce dernier. Il y a toujours quelque commerce à faire en Gascogne. Ils se pourrait même que nous poussions jusqu’au Portugal.

— Peut-être me prendrez-vous à bord ? demanda timidement Mordecaï.

— Vous ? s’étonna messire Guillaume en se tournant vers le médecin. Ventredieu, vous qui détestez les bateaux !

— C’est que je dois descendre vers le sud, expliqua le vieux juif d’un ton las. D’abord à Montpellier. Plus on va vers le sud, plus les gens sont aimables. Plutôt souffrir un mois entier de la mer et du froid qu’affronter les sbires du duc Charles.

— Un passage pour la Gascogne, dit messire Guillaume en tendant une pièce d’or à Villeroy. Pour un de mes amis.

Le marin jeta un regard à Yvette, qui haussa les épaules, décidant par ce geste son homme à accepter.

— Vous êtes le bienvenu, docteur, dit-il.

Après avoir fait leurs adieux à Mordecaï, Thomas, Robbie, Will Skeat et messire Guillaume, accompagné de ses deux hommes d’armes, descendirent à terre. Une barque remontait la rivière jusqu’à La Roche-Derrien, mais plus tard dans la journée.

Ils laissèrent donc les deux hommes d’armes avec les bagages, tandis que Thomas guidait ses compagnons sur l’étroit chemin qui longeait la rive ouest du cours d’eau. Par prudence, car les paysans de la région n’éprouvaient aucune sympathie pour les Anglais, ils portaient leur cotte de mailles et leurs armes, mais ils ne firent aucune rencontre, hormis celle d’un groupe de laboureurs inoffensifs qui déchargeaient des charrettes de fumier. Les braves vilains s’arrêtèrent pour regarder passer les soldats sans mot dire.

— Et demain, à la même heure, commenta Thomas, Charles de Blois aura déjà eu vent de notre arrivée.

— Il en chiera dans ses bottes ! se réjouit Skeat, hilare.

Alors qu’ils atteignaient le pont qui menait à La Roche-Derrien, il se mit à pleuvoir. Thomas s’arrêta sous l’arche de la barbacane, sur la rive opposée à la cité, et montra le quai délabré en amont où lui et les autres archers de Skeat s’étaient faufilés dans la ville, la nuit qui avait précédé sa prise par les Anglais.

— Vous vous souvenez de cet endroit, Skeat ? interrogea-t-il.

— Pour sûr, je me souviens, répondit son ancien chef, mais l’expression vague de son regard démentait ses paroles et Thomas n’ajouta rien.

Ils traversèrent le pont de pierre et se hâtèrent vers la maison dont Richard Totesham avait fait son quartier général, près de la taverne. Totesham en personne était justement en train de mettre pied à terre lorsqu’ils arrivèrent.

À leur vue, il se retourna et détailla ces nouveaux venus d’un air menaçant. Soudain, il reconnut Will Skeat et écarquilla les yeux comme s’il avait vu un fantôme. Mais son vieil ami se contenta de lui jeter un regard indifférent, ce qui troubla fort le commandant.

— Will ? Will ? Est-ce toi ? se risqua-t-il à demander.

Une expression de surprise joyeuse se peignit sur les traits du vieil archer.

— Dick Totesham ! Toi ici !

Le fait que Skeat se montrât surpris de le rencontrer dans sa garnison ne fit qu’ajouter au trouble du soldat. C’est alors qu’il remarqua les yeux vides de son vieil ami. Fronçant les sourcils, il s’inquiéta :

— Tu vas bien, Will ?

— J’ai reçu un coup sur la caboche, expliqua Skeat, mais un médecin m’a rafistolé. Les choses s’embrouillent un peu dans ma cervelle, c’est tout.

Les deux hommes se tapèrent vigoureusement dans la main. Tous deux étaient nés sans le sou et étaient devenus soldats. Ils avaient pareillement gagné la confiance de leurs maîtres et tiré profit de la rançon de leurs prisonniers et du pillage, ce qui leur avait permis de devenir assez riches pour lever leur propre troupe de guerriers. Ils louaient les soldats au roi ou à un noble, arrondissant encore leur pécule au fur et à mesure qu’ils ravageaient de nouvelles terres ennemies. Les troubadours, dans leurs chansons de geste, chantaient les exploits guerriers du roi, des ducs, comtes, barons et chevaliers, mais c’étaient les Totesham et les Skeat qui se battaient dans toutes les batailles.

Totesham donna à son ami une joyeuse tape sur l’épaule.

— Dis-moi que tu as amené tes hommes, Will !

— Dieu seul sait où ils sont, répondit Skeat. Je n’ai pas vu l’ombre d’un de mes gars depuis des mois.

— Ils sont devant Calais, intervint Thomas.

— Doux Jésus !

Totesham se signa. C’était un homme trapu, aux cheveux gris et aux traits grossiers, qui tenait la garnison de La Roche-Derrien par la seule force de son caractère, mais il avait trop peu d’hommes. Beaucoup trop peu.

— J’ai cent trente-deux hommes sous mes ordres, dit-il à Skeat, dont la moitié de malades. Et il y a cinquante ou soixante mercenaires qui vont peut-être rester, ou peut-être pas, jusqu’à l’arrivée de Charles de Blois. Naturellement, les habitants de la ville vont se battre pour nous, ou en tout cas la plupart.

— Que dites-vous ? l’interrompit Thomas, surpris de cette affirmation.

Quand les Anglais avaient attaqué la ville, l’année précédente, les habitants avaient âprement défendu ses murs. Après leur défaite, ils avaient été soumis au viol et au pillage. Et à la suite de tout cela, ils soutenaient la garnison ?

— C’est que le commerce marche bien, expliqua Totesham. Ils n’ont jamais été aussi riches ! Les bateaux font voile jusqu’en Gascogne, au Portugal, en Flandre et en Angleterre. Ils gagnent de l’or. Ils ne veulent pas nous voir partir, ce qui fait que beaucoup vont se battre pour nous, et ils nous seront utiles, mais moins que des soldats entraînés.

Les autres troupes anglaises de Bretagne étaient loin à l’ouest. Lorsque Charles de Blois arriverait avec son armée, Totesham devrait tenir la petite ville pendant deux ou trois semaines avant de pouvoir espérer quelque renfort. Même avec l’aide des habitants, il n’était pas certain d’y parvenir. Il avait envoyé une requête au roi, à Calais, le suppliant de lui envoyer des soldats. « Nous sommes livrés à nous-mêmes, avait écrit son scribe sous sa dictée, et nos ennemis se rassemblent tout autour de nous. »

À la vue de Will Skeat, l’espoir s’était levé en lui, et il en avait déduit que sa présence en ville, avec ses hommes, constituait la réponse à sa requête.

— Tu vas écrire au roi, toi aussi ? lui demanda-t-il sans pouvoir cacher sa déception.

— Tom pourra écrire pour moi.

— Alors, demande qu’on t’envoie tes hommes, le pressa Totesham. Il me faudrait trois ou quatre cents archers de plus, mais les tiens me suffiront, même s’il n’y en a que cinquante ou soixante.

— Tommy Dagworth ne peut pas t’en envoyer quelques-uns ? suggéra Skeat.

— Il n’est pas mieux loti que moi. Trop de terres à tenir, trop peu d’hommes, et le roi ne veut pas nous laisser céder un pouce de terrain à Charles de Blois.

— Dans ce cas, pourquoi n’envoie-t-il pas de renforts ? intervint messire Guillaume.

— Parce qu’il n’a plus personne en réserve, répondit le commandant, mais ce n’est pas une raison pour nous empêcher de demander.

Totesham les emmena chez lui. Un bon feu brûlait dans l’âtre et des valets apportèrent des cruches de vin chaud et des plats de pain et de porc froid. Un bébé était couché dans un berceau de bois près du feu. Totesham avoua en rougissant que c’était le sien.

— Je viens de me marier, annonça-t-il à Skeat.

Puis il ordonna à une servante d’emmener l’enfantelet avant qu’il ne se mette à pleurer.

Il tressaillit lorsque Skeat enleva sa coiffure, révélant son crâne affreusement tailladé. Puis il insista pour entendre l’histoire de cette blessure. Lorsque le récit fut achevé, il remercia messire Guillaume de l’aide qu’il avait apportée à son ami. Thomas et Robbie, en revanche, reçurent un accueil plus froid, le dernier parce qu’il était écossais, et le premier parce que Totesham ne gardait pas un bon souvenir de lui.

— Vous ne nous avez causé que des ennuis, dit le commandant sans ambages, toi et ta comtesse d’Armorique !

Thomas saisit la balle au bond.

— Elle est ici ? s’empressa-t-il de demander.

— Oui-da, elle est revenue, répondit Totesham, visiblement sur ses gardes.

— Dans ce cas, nous pouvons retourner chez elle, Will, proposa-t-il.

— Non, vous ne pouvez pas, répliqua le commandant d’un ton ferme. Sa maison a été vendue pour dettes, elle l’a perdue. Depuis, elle n’arrête pas de crier au vol, mais elle a été vendue en toute justice. Et le notaire qui l’a achetée nous a payé une quittance pour qu’on le laisse tranquille, et je ne veux point qu’on l’inquiète. Vous pourrez trouver un gîte aux Deux Renards, vous deux. Venez donc partager mon dîner.

Cette invitation était expressément adressée à Will Skeat et à messire Guillaume, et non à ces deux trublions de Thomas et Robbie.

Les deux compagnons trouvèrent une chambre à partager à la taverne des Deux Renards et ensuite, après que Robbie eut goûté sa première gorgée de bière de Bretagne, Thomas se rendit à l’église Saint-Renan qui était l’une des plus petites de la ville mais aussi l’une des plus riches, grâce à la générosité du père de Jeannette. Celui-ci avait fait construire un clocher et peindre de belles fresques sur les murs.

Cependant, l’heure était trop tardive pour permettre à Thomas d’admirer le Sauveur marchant sur les eaux de la Galilée ou les âmes des damnés précipitées dans les feux de l’enfer. L’unique lumière provenait de quelques cierges allumés sur l’autel, où un reliquaire d’argent conservait la langue de saint Renan. Mais un autre trésor était caché sous l’autel, presque aussi rare que la langue d’un saint, et Thomas voulait le consulter. C’était un livre, un don du père de Jeannette, que le jeune homme avait été étonné de trouver en ce lieu, non seulement parce qu’il avait échappé au pillage – bien qu’en vérité les livres ne fussent pas un butin très recherché par les soldats – mais tout simplement parce que les livres étaient rares. Et cette petite église bretonne renfermait un trésor : une bible. Il manquait la plus grande partie du Nouveau Testament, à l’évidence parce que des soldats avaient pris les pages manquantes pour les utiliser dans les latrines, mais tout l’Ancien Testament était intact.

Thomas s’avança parmi les vieilles dames vêtues de noir qui priaient dans la nef et trouva le livre sous l’autel. Il souffla dessus pour ôter la poussière et les toiles d’araignées, puis le posa à côté des cierges. L’une des femmes intervint en protestant d’une voix sifflante contre son attitude sacrilège, mais il n’y prêta aucune attention.

Il feuilleta les pages rigides de l’ouvrage en s’arrêtant parfois pour admirer une capitale ornée d’enluminures. Il y avait une bible dans l’église Saint-Pierre de Dorchester, et son père en possédait une également. De même, il en avait vu un certain nombre à Oxford, du temps où il était écolier, mais il n’avait pas eu l’occasion d’en voir beaucoup d’autres. Alors qu’il s’extasiait sur la patience déployée par les moines pour copier une œuvre aussi volumineuse, les murmures augmentèrent dans la nef et bientôt les pieuses femmes, scandalisées, se liguèrent contre lui pour exiger qu’il s’éloigne de l’autel sur-le-champ.

Pour avoir la paix, il recula de quelques pas et s’assit en tailleur, le lourd volume sur les genoux. Mais il était maintenant trop loin de l’éclairage pour pouvoir déchiffrer l’écriture souvent difficilement lisible. Les capitales décorées avec soin étaient l’œuvre d’un artiste, mais les lettres du texte étaient serrées et sa tâche était rendue encore plus ardue par le fait qu’il ne savait où trouver le passage qui l’intéressait.

Il commença par la fin de l’Ancien Testament, mais ne trouva pas ce qu’il cherchait. Il revint en arrière. Ce qu’il voulait savoir n’apparaissait pas dans les Psaumes. Il feuilleta rapidement les pages, puis ralentit afin de pouvoir déceler les mots intéressants. Soudain, ils lui sautèrent aux yeux. Neemias Athersatha filius Achetai. Néhémie le gouverneur, fils d’Hakalya. Il lut le passage en entier, mais en vain. Le cœur battant, il retourna en arrière, page par page, sachant qu’il était près du but. Enfin, il lut :

Ego enim eram pincema regis.

Il regarda fixement la phrase, puis la lut à haute voix : « Ego enim eram pincerna regis. »

« J’étais alors l’échanson du roi. »

Mordecaï tenait le livre du père Ralph pour une supplique adressée à Dieu pour rendre le Graal réel, mais Thomas n’était pas de cet avis. Son père ne voulait pas devenir l’échanson. Non, ce livre était une manière d’avouer la vérité tout en la cachant. Son père lui avait laissé une trace à suivre. Va de Hakalya au tirshatha et comprends que le gouverneur était aussi l’échanson : ego enim eram pincerna regis, « J’étais », réfléchit Thomas. Cela signifiait-il que son père avait perdu le Graal ? Non, sans doute employait-il le passé parce qu’il savait que son fils ne lirait le livre qu’après sa mort. Mais une chose était certaine : ces mots confirmaient que le Graal existait et que son père en avait été le gardien malgré lui. « J’étais l’échanson du roi ; éloignez de moi cette coupe ; ma coupe me rend ivre. » Cette coupe existait bel et bien. Thomas sentit un frisson parcourir son échine. Il posa son regard sur les flammes des cierges et sentit ses yeux s’embuer. Eléonore avait raison. Le Graal existait, il attendait d’être trouvé et de remettre de l’ordre dans le monde, d’amener Dieu aux hommes et les hommes à Dieu, et la paix sur la terre. Il existait. C’était le Graal.

— C’est mon père qui a fait don de ce livre à l’église, prononça une voix de femme.

— Je sais, répondit Thomas en refermant la bible.

Il se retourna et regarda Jeannette, non sans appréhension. Car peut-être n’était-elle plus aussi belle que dans son souvenir ; peut-être aussi sa vue n’engendrerait-elle en lui que de la haine pour celle qui l’avait abandonné.

Mais non. Lorsqu’il vit son visage, les larmes lui montèrent aux yeux.

— L’Oiseau Noir, murmura-t-il.

C’était son surnom.

— Thomas, dit Jeannette d’une voix sans timbre.

Puis elle tourna vivement la tête vers une vieille femme dissimulée sous un voile noir.

— Madame Verlon, qui craint pour sa vie, est venue me quérir en me disant qu’un soldat anglais était en train de voler la bible, reprit-elle.

— Et ainsi, tu es venue pour te battre avec ce soldat ?

Près de lui, la flamme d’un cierge vacillait, palpitante comme le cœur d’un oiseau.

La jeune femme haussa les épaules.

— Le curé est trop couard pour oser défier un archer anglais. À qui d’autre pouvait-elle faire appel ?

— Madame Verlon peut dormir sur ses deux oreilles, dit Thomas en remettant le livre à sa place.

— Elle a dit aussi, poursuivit Jeannette d’une voix qui tremblait légèrement, que celui qui était en train de voler la bible portait un grand arc noir.

Voilà qui expliquait pourquoi elle était venue en personne au lieu d’envoyer chercher de l’aide !

— Au moins, tu n’as point eu à marcher très loin, commenta hypocritement le jeune archer avec un geste vers la porte latérale qui menait à la cour de sa maison.

La jeune femme rejeta brusquement la tête en arrière.

— Je n’habite pas là, dit-elle d’un ton bref, pas en ce moment.

Les pieuses femmes qui tendaient l’oreille, ne perdant pas une miette de leur conversation, reculèrent avec ensemble en voyant Thomas s’avancer dans leur direction.

— Peut-être me permettrez-vous, madame, de me laisser vous accompagner en votre demeure ? proposa-t-il à Jeannette.

La jeune femme hocha la tête d’un geste bref. Ses yeux brillaient, immenses, à la lueur des cierges. Elle avait maigri, à moins que ce ne fût l’obscurité ambiante qui jetait une ombre sur ses joues. Elle était coiffée d’un bonnet attaché sous le menton et emmitouflée dans une grande cape noire qui balayait les dalles de pierre à chaque pas.

— Tu te souviens de Belas ? lui demanda-t-elle.

— Je me souviens de son nom. N’était-ce pas un notaire ?

— Oui, c’est un notaire, répliqua Jeannette, et la plus vile des créatures, une bête visqueuse, une canaille. Quel est ce mot anglais que tu m’as appris ? Un tosspot. Une ordure. Quand je suis rentrée, je l’ai trouvé installé chez moi, prétendant qu’il avait dû vendre la maison pour payer mes dettes. Mais il les avait achetées, les dettes ! Alors qu’il m’avait promis de s’occuper de mes affaires, il a attendu que j’aie le dos tourné pour s’approprier ma demeure. Et maintenant que je suis de retour, il ne veut pas me laisser rembourser ce que je devais. Il prétend que tout est payé. Je lui ai proposé de la lui racheter pour un prix supérieur à celui qu’il a payé, mais il m’a ri au nez.

Thomas ouvrit la porte de l’église et s’effaça pour la laisser passer. La pluie tombait à verse.

— Mais tu ne vas pas vouloir la reprendre, lui dit-il, si Charles de Blois revient. D’ici là, tu devras avoir quitté la ville.

— Tu continues à me dire ce que je dois faire, Thomas ?

Comme pour atténuer la dureté de ses paroles, elle le prit par le bras. À moins que ce ne fût parce que la rue était raide et glissante et qu’elle cherchait à se rattraper.

— Je vais rester ici, je crois, poursuivit-elle.

— Si tu ne t’étais pas enfuie, Charles t’aurait mariée à l’un de ses hommes d’armes. S’il te trouve ici, c’est ce qu’il fera, ou pire encore.

— Il détient déjà mon enfant. Il m’a déjà violée. Que peut-il faire de pire ? Non ! (Elle serra violemment le bras de Thomas.) Je vais rester dans ma petite maison près de la porte sud et quand il entrera dans la ville, je lui enverrai un carreau d’arbalète dans la bedaine.

— Je suis surpris que tu n’aies pas envoyé un carreau dans la bedaine de Belas.

— Tu t’imagines que je veux être pendue pour la mort d’un notaire ? répliqua la belle avec un rire bref. Non, je mets ma mort en réserve, afin de pouvoir faire passer Charles de Blois de vie à trépas, et tous en Bretagne et en France sauront qu’il a été tué par une femme.

— Et s’il te rend ton enfant ?

— Il ne le fera pas ! jeta-t-elle avec conviction. Il ne répond à aucun appel.

Sans doute voulait-elle dire que le prince de Galles, et peut-être même le roi, avaient écrit à Charles de Blois, mais que ces appels étaient restés lettre morte. D’ailleurs, comment eût-il pu en être autrement ? L’Angleterre était le pire ennemi de Charles.

— Tout cela pour des terres, Thomas, ajouta-t-elle d’un ton las, des terres et des richesses.

Son fils âgé de trois ans, comte d’Armorique, était l’héritier légitime de vastes terres situées à l’ouest de la Bretagne et occupées à présent par les Anglais. Au cas où l’enfant ferait allégeance au duc Jean, soutenu par Edouard d’Angleterre pour régner sur la Bretagne, les prétentions de Charles de Blois à la souveraineté sur le duché se retrouveraient sérieusement affaiblies. C’était la raison pour laquelle Charles avait capturé l’enfant et le garderait jusqu’à ce qu’il fût en âge de lui jurer fidélité.

— Où est Charles ? s’enquit Thomas.

Par une ironie du sort, son fils avait été baptisé du nom de son grand-oncle afin de s’attirer sa faveur.

— Il est dans la tour de Roncelet, expliqua Jeannette, au sud de Rennes. Il est élevé par le seigneur de Roncelet. Il y a presque un an que je ne l’ai vu !

— La tour de Roncelet, reprit Thomas, est-ce un château ?

— Je ne l’ai jamais vue. C’est une tour, je suppose. Oui, un château.

— Tu es sûre qu’il est là-bas ?

— Je ne suis sûre de rien, avoua Jeannette, mais j’ai reçu une lettre qui disait que Charles était détenu là-bas et je n’ai aucune raison d’en douter.

— Qui a écrit cette lettre ?

— Je l’ignore. Elle n’était pas signée.

Elle marcha en silence pendant quelques instants. Thomas sentait sa main chaude sur son bras.

— C’était Belas, finit-elle par dire. Je ne le sais pas avec certitude, mais je pense que c’est lui. Il me harcelait, me tourmentait. Il ne lui suffit point d’avoir ma maison, de savoir que Charles de Blois détient mon enfant, non, il veut me voir souffrir. Ou alors, il veut me pousser à partir pour Roncelet, sachant que je serai rendue à Charles de Blois. Je suis sûre que c’était Belas. Il me hait.

— Pourquoi ?

— Qu’est-ce que tu crois ? répliqua-t-elle d’un ton vif. Je possède une chose qu’il désire, une chose que tous les hommes désirent, mais que je ne veux pas lui donner.

Ils cheminèrent par les ruelles sombres. Dans les tavernes, on chantait à tue-tête et, quelque part, une femme criait après son homme. Un chien aboya et fut réduit au silence. La pluie qui cinglait le chaume ruisselait des avant-toit et rendait la boue des rues glissante. Une lueur rouge brillait au loin en grandissant à mesure qu’ils s’en rapprochaient. C’étaient les flammes des deux braseros qui réchauffaient les gardes de la porte sud, celle qu’il avait ouverte avec ses compagnons Jake et Sam pour permettre à l’armée anglaise de pénétrer.

— Je t’ai promis un jour que tu reprendrais Charles, dit-il.

— Toi et moi, Thomas, répondit Jeannette, nous avons fait trop de promesses.

Sa voix était lasse, à nouveau.

— Peut-être est-il temps que je commence à en tenir quelques-unes, dit Thomas. Mais, pour aller à Roncelet, il me faut des chevaux.

— Je puis m’en procurer, dit la jeune femme en s’arrêtant devant un porche. C’est ici que je demeure.

Elle le regarda dans les yeux. Il était grand, mais elle était presque de la même taille.

— Le comte de Roncelet est un guerrier réputé, l’avertit-elle. Tu n’es pas obligé de mourir pour une promesse que tu n’aurais jamais dû faire.

— Mais je l’ai faite.

Elle hocha la tête.

— C’est vrai, murmura-t-elle.

Il y eut un long silence. Les pas d’un guetteur résonnaient sur le mur d’enceinte.

— Je… commença-t-il.

— Non, l’arrêta-t-elle vivement.

— Je ne…

— Une autre fois. Il faut que je m’habitue à ta présence. Je suis fatiguée des hommes, Thomas. Depuis la Picardie…

Elle s’arrêta et Thomas crut qu’elle n’ajouterait rien, mais elle poursuivit avec un haussement d’épaules :

— Depuis la Picardie, j’ai vécu comme une nonne.

Il déposa un baiser sur son front.

— Je t’aime, lui dit-il, avec sincérité, surpris lui-même d’avoir exprimé ses sentiments à haute voix.

Elle ne répondit pas tout de suite. La lueur rouge des braseros se refléta dans ses yeux.

— Qu’est-ce qui est arrivé à cette fille ? s’enquit-elle au bout d’un moment. À cette petite fille pâle qui prenait si grand soin de toi ?

— Je n’ai pas su prendre soin d’elle, et elle en est morte, répondit Thomas.

— Les hommes sont des chiens, déclara-t-elle.

Sur ces mots, elle se détourna et tira sur le cordon qui soulevait le loquet de son huis.

— Mais je suis heureuse que tu sois venu, ajouta-t-elle sans se retourner.

Puis la porte se referma, et elle disparut.

 

Sir Geoffrey Carr avait commencé à croire que son entreprise bretonne était une erreur. Pendant longtemps, il n’avait pas trouvé trace de Thomas de Hookton, et lorsque, enfin, celui-ci avait fait son apparition, il n’avait fait aucune tentative pour découvrir quelque trésor que ce fut. C’était un vrai mystère. Pendant ce temps, les dettes de sir Geoffrey ne faisaient que s’accumuler. Mais enfin, un beau jour, l’Épouvantail finit par découvrir les plans qu’ourdissait ce maudit archer. Cette découverte le conduisit tout droit chez maître Belas.

La pluie ruisselait sur la ville de La Roche-Derrien. C’était l’un des hivers les plus humides de mémoire d’homme. Le fossé, sous les fortifications, était rempli comme des douves et les prés des bords de la rivière Jaudy ressemblaient à des lacs. Les rues de la ville étaient gluantes d’une boue qui collait aux chaussures ; les femmes se rendaient au marché maladroitement juchées sur des socques de bois qui glissaient traîtreusement dans les rues en pente, sans pour autant épargner le bord de leurs robes et de leurs capes. Le seul avantage de ce déluge était la protection qu’il offrait contre le feu et, pour les Anglais, la certitude qu’un éventuel siège de la ville en serait rendu fort difficile. Les machines de guerre, catapultes, trébuchets ou bombardes, nécessitaient une base solide, et non pas un bourbier ; de même, les hommes ne pouvaient donner l’assaut en pataugeant dans un marécage. On disait que Richard Totesham priait pour demander davantage de pluie encore et qu’il rendait grâces au ciel chaque matin à la vue des nuages gris, bas et gorgés d’eau.

— Quel hiver humide, sir Geoffrey, dit aimablement Belas en accueillant l’Épouvantail, avant d’examiner son visiteur du coin de l’œil.

L’Anglais était doté de traits grossiers d’une laideur repoussante. Ses vêtements, quoique de bonne qualité, avaient été taillés pour un homme plus corpulent, ce qui laissait supposer soit qu’il avait récemment perdu du poids, soit, plus probablement, que cette vêture avait été dérobée sur le cadavre d’un malheureux qu’il avait trucidé au cours de quelque bataille. Il portait, enroulée à sa ceinture, une cravache dont la présence ne laissa pas de surprendre le notaire, mais ce dernier n’avait jamais prétendu comprendre les soldats.

— Vraiment, un hiver très humide, insista-t-il en faisant signe à son visiteur de prendre place.

— Oui, le ciel pisse dru, cet hiver, grogna l’Épouvantail pour cacher sa nervosité, et avec ce froid, les engelures vous guettent.

Sir Geoffrey était nerveux car il n’était pas sûr que cet homme de loi, maigre et à l’œil perçant, fût aussi acquis à la cause de Charles de Blois que le prétendaient les rumeurs de taverne. Ayant dû abandonner Beggar et Dickon dans la cour, il se sentait vulnérable sans leur rassurante compagnie, d’autant plus que le notaire était flanqué d’une sorte de géant vêtu d’un gilet de cuir et portant une longue épée à son flanc.

— Pierre est ici pour me protéger, expliqua Belas, à qui le regard inquiet de sir Geoffrey n’avait pas échappé. Il me protège des ennemis que tout honnête homme de loi ne manque point de se faire. Faites-moi la grâce de vous asseoir, sir Geoffrey.

Un petit feu brûlait joyeusement dans l’âtre en envoyant sa fumée dans le conduit d’une cheminée nouvellement construite.

Plantés dans une face blafarde comme un ventre de couleuvre, les yeux du notaire luisaient d’un appétit dévorant. Il portait une robe noire et une cape de même couleur, bordée de fourrure également noire, et assortis d’une toque noire munie de rabats qui recouvraient ses oreilles.

Soulevant l’un des rabats de façon à mieux entendre la voix de son interlocuteur, il l’interrogea en français :

— Parlez-vous le français ?

— Non.

 Brezoneg a ouzit ?

Voyant l’incompréhension se peindre sur le visage de l’Épouvantail, il haussa les épaules :

— Vous ne parlez pas le breton ? demanda-t-il.

— Je viens de vous le dire, je ne parle pas français.

— C’est que le français et le breton sont deux langues différentes, sir Geoffrey.

— Ce n’est pas de l’anglais, par tous les diables ! s’emporta le visiteur.

— En effet, ce n’est pas de l’anglais. Hélas, je ne parle pas bien cette langue, mais j’apprends vite. Après tout, n’est-ce pas la langue de nos nouveaux maîtres ?

— Des maîtres ou des ennemis ? releva l’Épouvantail.

Belas haussa les épaules.

— Je suis un homme… comment dites-vous ? Un homme d’affaires. Il n’est pas possible, à mon avis, d’être un homme d’affaires sans se faire d’ennemis. (Il haussa les épaules comme s’il évoquait des choses sans importance, puis s’adossa dans son fauteuil.) Êtes-vous venu pour affaires, messire Geoffrey ? Vous avez des propriétés à céder, peut-être ? Un contrat à établir ?

— Jeannette Chénier, comtesse d’Armorique, se contenta de jeter l’Épouvantail.

Belas fut surpris, mais n’en montra rien. Et il fut aussitôt sur ses gardes. Il savait parfaitement que Jeannette brûlait d’envie de se venger et ne cessait jamais de garder l’œil ouvert pour contrer ses machinations. Mais, simulant l’indifférence, il admit d’un ton négligent :

— En effet, j’ai entendu parler de cette dame.

— Elle vous connaît bien, elle. Et elle ne vous aime point, monsieur Belas, précisa sir Geoffrey en insistant sur le terme « monsieur » avec un rictus sarcastique. Elle vous aime si peu qu’elle rêve de vous couper les couilles et de les faire frire à la poêle.

Le notaire se mit à agiter les papiers qui encombraient son bureau comme pour signifier à son visiteur qu’il était importun.

— Je vous l’ai dit, sir Geoffrey : un homme de loi se fait inévitablement des ennemis. Il n’y a pas de quoi s’inquiéter. La loi me protège.

— La loi, vous pouvez vous asseoir dessus, répliqua l’Épouvantail d’une voix coupante.

Ses yeux, curieusement pâles, surveillaient le notaire qui, continuant d’affecter l’indifférence, s’affairait à tailler une plume.

— Supposons que la dame récupère son fis ? poursuivit-il. Supposons que la dame emmène son fils à Edouard d’Angleterre et lui demande de faire allégeance au duc Jean ? La loi ne les empêchera point de vous couper les couilles, pas vrai ? Une, deux, clic, clac, et hop, les voilà en train de griller !

— Cette éventualité n’aurait aucune répercussion pour moi, consentit à objecter Belas d’un ton qu’il prit soin de rendre las.

— Ainsi vous ne causez pas si mal l’anglais, pas vrai ? ricana sir Geoffrey. Je ne prétends point connaître la loi, monsieur le notaire, mais moi, je connais les gens. Si la comtesse récupère son fils, alors elle courra ventre à terre à Calais pour aller voir le roi.

— Ah oui ?

— Il faudra trois mois (le visiteur leva trois doigts), peut-être quatre, avant que votre Charles de Blois puisse y être. Et à elle, il lui faudra quatre semaines pour aller à Calais, et encore quatre de plus pour revenir avec le parchemin du roi, et alors, il faudra compter avec elle. Son fils a ce que veut avoir le roi, donc le roi lui donnera ce qu’elle veut, et ce qu’elle veut, c’est vos couilles. Elle les arrachera elle-même avec ses petites dents blanches et après, elle vous écorchera tout vif, monsieur le notaire, et la loi n’y pourra rien. Non, pas contre le roi.

Le parchemin que Belas feignait de lire s’enroula avec un bruit sec. Le notaire regarda son vis-à-vis dans les yeux, puis haussa les épaules.

— Je doute, sir Geoffrey, que ce que vous décrivez puisse se produire. Le fils de la comtesse n’est pas ici.

— Mais supposons, monsieur le notaire, supposons simplement qu’une expédition se prépare à aller enlever ce cher petit étron à Roncelet ?

Belas réfléchit. Une rumeur courait en effet à propos d’une telle expédition, mais il avait douté de sa véracité car cette sorte d’histoires était courante et n’aboutissait à rien. Pourtant, quelque chose dans le ton de sir Geoffrey l’alerta. Cette fois, il y avait peut-être anguille sous roche.

— Une expédition, se contenta-t-il de répéter d’une voix sèche.

— Oui, un groupe d’hommes, confirma l’Épouvantail, qui prévoit de chevaucher jusqu’à Roncelet et d’attendre le moment où on sortira le petit amour pour lui faire faire son pipi du matin et de l’attraper. Ensuite, ils le ramèneront ici et mettront vos couilles dans la poêle à frire.

Belas déroula le parchemin et feignit de le relire.

— Il n’est point surprenant que madame Chénier conspire pour le retour de son fils, sir Geoffrey, marmonna-t-il. Il faut s’y attendre. Mais pourquoi venir m’ennuyer avec cela ? Quel mal pourrait-elle me causer ? (Il trempa sa plume bien taillée dans l’encrier.) Et comment avez-vous appris l’existence de ce plan ?

— C’est peut-être parce que je pose des questions, et les bonnes, hein ? fanfaronna l’Épouvantail.

En réalité, la rumeur courait que Thomas prévoyait une sortie à Rostrenen, mais on disait aussi en ville que Rostrenen avait été plumée si souvent qu’un moineau n’y trouverait plus sa pitance. Aussi s’était-il demandé ce que le maudit archer avait vraiment en tête. Il ne doutait pas qu’il recherchait le trésor, le trésor qui lui avait échappé à Durham, mais pourquoi à Rostrenen ? Que diable allait-il faire là-bas ?

L’Épouvantail avait avisé l’un des adjoints de Richard Totesham à la taverne, lui avait offert quelques cruches de bière et l’avait questionné sur Rostrenen. L’homme avait secoué la tête et s’était esclaffé :

« N’allez pas croire à pareille fable !

— Une fable ?

— Ce n’est pas à Rostrenen qu’ils vont, c’est à Roncelet ! Ma foi, nous n’en sommes pas tout à fait sûrs, mais la comtesse d’Armorique trempe jusqu’au cou dans cette affaire, donc c’est certainement Roncelet. Et vous voulez mon avis, sir Geoffrey ? Restez en dehors de tout ça. On n’appelle pas Roncelet “le guêpier” pour rien. »

Sir Geoffrey, plus perdu que jamais, continua son enquête et en vint peu à peu à la conclusion que le thésaurus que cherchait Thomas n’était pas constitué de grosses pièces d’or, ni de sacs de cuir remplis de bijoux, mais de terres : les États bretons du comte d’Armorique. Si le fils de Jeannette faisait allégeance au duc Jean, la cause de l’Angleterre en Bretagne y gagnait. C’était un trésor d’une certaine manière, un trésor politique, moins satisfaisant que l’or, mais précieux aussi. L’Épouvantail ne comprenait pas tout à fait ce qui reliait les terres et Durham. Peut-être l’archer s’était-il rendu là-bas pour retrouver certains actes notariés ? Ou une cession faite par un duc précédent ? Sans doute était-ce pour quelque embrouillamini de notaire, et cela n’avait pas d’importance. Ce qui était important, c’était que l’archer se préparait à aller capturer un garçon qui pouvait apporter un soutien politique au roi d’Angleterre.

L’Épouvantail avait fait travailler sa cervelle pour trouver le moyen de tirer profit de l’enfant. Pendant quelque temps, il avait joué avec l’idée folle d’enlever le morveux et de l’emmener lui-même à Calais, mais ensuite, sa cervelle lui avait soufflé que le profit serait garanti de façon plus sûre s’il se contentait simplement de trahir l’archer. Là était la raison de sa visite à Belas. Ce dernier avait beau faire pour lui prouver le contraire, il était intéressé. Mais la farce n’avait que trop duré et il était temps de lui forcer la main.

Sir Geoffrey se leva en tirant sur son gilet trempé de pluie.

— Tout ça ne vous intéresse pas, monsieur le notaire ? Fort bien. Vous connaissez vos affaires mieux que moi, mais moi, je sais combien d’hommes se rendront à Roncelet et je sais qui est à leur tête et je peux vous dire quand ils partiront.

La plume ne bougeait plus et quelques gouttes d’encre vinrent souiller le parchemin, mais Belas ne le remarqua pas, trop attentif à boire les paroles de son interlocuteur.

— Sûr qu’ils ne disent pas à maître Totesham ce qu’il mijotent, poursuivait celui-ci, au motif qu’officiellement, il les désapprouverait ; vrai ou faux, ça, je ne peux point vous le dire. Toujours est-il qu’il croit qu’ils s’apprêtent à aller brûler des fermes ici et là près de Rostrenen. Peut-être vont-ils le faire et peut-être pas, mais quoi qu’ils disent et quoi que croie maître Tostesham, moi, je sais qu’ils vont à Roncelet.

— Comment le savez-vous ? demanda Belas, très tranquillement.

— Je le sais !

Belas posa sa plume.

— Asseyez-vous, dit-il, et dites-moi ce que vous voulez.

— Deux choses, répondit l’Épouvantail en s’exécutant. Je suis venu dans cette maudite ville pour me remplir les poches, mais notre butin est maigre, monsieur le notaire, notre butin est maigre.

Très maigre, en effet, car les troupes anglaises dévastaient la Bretagne depuis des mois, et on ne trouvait pas de ferme à moins d’une journée de cheval qui n’eût été brûlée et pillée, et pousser plus loin, c’était prendre le risque de rencontrer des patrouilles ennemies fortement armées. Derrière les murs de ses forteresses, la Bretagne était une terre sauvage pleine d’embûches, de périls et en ruine. L’Épouvantail n’avait pas été long à découvrir que ce n’était pas dans ce décor qu’il ferait fortune.

— Ainsi, vous remplir les poches est votre premier motif, répliqua aigrement Belas, et le deuxième ?

— Un refuge.

— Un refuge ?

— Quand Charles de Blois prendra la ville, je veux me trouver dans votre cour.

— Je ne comprends pas pourquoi, répondit sèchement Belas, mais bien sûr, vous êtes le bienvenu. Et en ce qui concerne votre rétribution… (Il se lécha les lèvres.) Voyons d’abord si vos renseignements sont bons.

— Et s’ils sont bons ?

Belas réfléchit un moment.

— Soixante-dix écus ? proposa-t-il. Quatre-vingts ? proposa-t-il.

— Soixante-dix écus ?

L’Épouvantail fit mentalement la conversion en livres, puis cracha par terre.

— Dix livres, pas plus ? Non ! Je veux cent livres et je les veux en pièces anglaises.

Ils se mirent d’accord sur soixante livres anglaises, à payer lorsque Belas aurait la preuve que sir Geoffrey lui dirait la vérité, à savoir que Thomas de Hookton était à la tête d’une expédition pour Roncelet qui partirait la veille de la Saint-Valentin, deux semaines plus tard.

— Pourquoi attend-il si longtemps ? s’enquit Belas.

— Il lui faut encore quelques hommes. Il n’en a qu’une demi-douzaine et il veut en persuader d’autres à le suivre. Il leur raconte qu’ils trouveront de l’or à Roncelet.

— Si ce que vous voulez, c’est de l’or, pourquoi ne partez-vous pas avec eux ? objecta Belas d’un ton acide.

— Parce que j’ai préféré venir vous voir, répondit sir Geoffrey.

Belas se recula dans son fauteuil et joignit ses longs doigts blancs.

— Et c’est là tout ce que vous voulez ? Un peu d’or et un refuge ?

L’Épouvantail se leva. Il dut baisser la tête pour ne pas la cogner contre les poutres basses du plafond.

— Si vous me payez une fois, vous me paierez encore, expliqua-t-il.

— Peut-être, répondit le notaire évasivement.

— Moi, je vous donne ce que vous voulez, et vous, vous me payez.

L’Anglais se dirigea vers la porte, puis s’arrêta, car Belas l’avait rappelé.

— Vous avez bien dit Thomas de Hookton ? demanda ce dernier, avec un indéniable intérêt dans la voix.

— Oui, Thomas de Hookton, confirma l’Épouvantail.

— Merci, répondit le notaire en étudiant un parchemin qu’il venait de dérouler, comme y cherchant le nom de Thomas. Et effectivement, son doigt se posa à un endroit et il sourit.

— Merci, répéta-t-il.

Au grand étonnement de son visiteur, il sortit une petite bourse d’un coffre jouxtant son bureau et la poussa vers celui-ci.

— Pour cette nouvelle, sir Geoffrey, je vous remercie vivement.

Dehors, dans la cour, l’Épouvantail constata qu’il venait d’être gratifié de dix livres d’or anglaises. Dix livres pour avoir mentionné le nom de cet archer ? Il devait y avoir beaucoup d’autres choses à apprendre sur les plans de ce Thomas de Hookton… Quoi qu’il en fût, il avait à présent de l’or en poche, ce qui prouvait que sa visite au notaire avait été profitable, sans compter la promesse de l’or à venir.

Mais, par tous les diables, cette satanée pluie dégoulinait toujours !

Thomas avait convaincu Richard Totesham qu’il était inutile d’adresser une nouvelle requête au roi, et qu’il valait mieux en appeler au comte de Northampton, l’un des chefs de l’armée assiégeant Calais.

Richard Totesham dicta une lettre qui rappelait à Sa Seigneurie la grande victoire qu’elle avait remportée à La Roche-Derrien et soulignait que cet exploit serait réduit à néant si la garnison n’était pas renforcée.

Will Skeat, de son côté, apposa une croix à côté de son nom au bas d’une lettre qui affirmait de source sûre que Charles de Blois était en train de rassembler une nouvelle et puissante armée à Rennes.

« Maître Totesham, écrivait Thomas, qui envoie ses humbles salutations à Votre Seigneurie, estime que l’armée de Charles compte déjà un millier d’hommes d’armes, deux fois plus d’archers, ainsi que d’autres soldats, tandis que dans notre garnison, nous disposons à peine d’une centaine d’hommes en état de se battre. De son côté, votre parent, sir Thomas Dagworth, qui est à une semaine de marche, ne peut lever plus de six ou sept cents hommes. »

Sir Thomas Dagworth, le commandant des troupes anglaises en Bretagne, était marié à la sœur du duc de Northampton. Totesham espérait que l’orgueil familial à lui seul persuaderait le comte d’éviter une défaite en Bretagne. Si Northampton envoyait les archers de Skeat, uniquement les archers et non les hommes d’armes, cela doublerait le nombre d’archers sur les murs de La Roche-Derrien et donnerait à Totesham une chance de résister à un siège. « Envoyez les archers, suppliait la lettre, avec leurs arcs, leurs flèches, mais sans leurs chevaux, et Totesham les renverra à Calais dès que Charles de Blois aura été repoussé. »

— Il ne croira pas une chose pareille, grommela Totesham, il se dira que je voudrai les garder, donc fais en sorte qu’il comprenne que c’est une promesse solennelle. Dis-lui que je jure sur Notre-Dame et sur saint Georges que les archers reviendront.

La description de l’armée de Charles de Blois était bien réelle. Des espions à la solde des Anglais rapportèrent qu’en vérité, Charles faisait tout pour la faire connaître à ses ennemis, sachant que plus ils auraient conscience d’être en nombre inférieur, plus leur foi en la victoire se réduirait. Charles avait déjà rassemblé près de quatre mille hommes, dont le nombre grossissait de semaine en semaine, et ses artificiers avaient loué neuf grandes machines de guerre destinées à projeter des pierres sur les murs des villes et forteresses anglaises de son duché. La Roche-Derrien serait attaquée la première, et peu lui accordaient la chance de résister plus d’un mois.

— Ce n’est pas vrai, j’espère, que tu nourris le dessein de te rendre à Roncelet ? demanda Totesham à Thomas d’une voix courroucée, lorsque la lettre fut écrite.

— À Roncelet ? fit Thomas d’un ton innocent. Non, pas à Roncelet, messire, à Rostrenen.

Le commandant de la garnison considéra Thomas avec aversion.

— Il n’y a rien à Rostrenen, jeta-t-il, glacial.

— On m’a dit qu’il y avait de quoi trouver à manger, mentit le jeune archer.

— Tandis qu’on raconte que le fils de la comtesse d’Armorique est détenu à Roncelet, poursuivit Totesham comme s’il n’avait rien entendu.

— Vraiment ?

— Et si c’est pour pouvoir plonger ton épée dans certain fourreau, je te recommande plutôt la maison close qui est derrière la chantrerie de Saint-Brieuc, poursuivit Totesham, sans prêter la moindre attention aux dénégations de Thomas.

— Nous allons à Rostrenen, insista ce dernier.

— Et aucun de mes hommes ne t’accompagnera, affirma Totesham, faisant allusion à ceux qui touchaient ses gages.

Mais il restait toujours les mercenaires.

Messire Guillaume avait accepté de l’accompagner, bien que doutant des perspectives de succès. Il avait acheté des chevaux pour lui-même et ses deux hommes d’armes, mais il les jugeait de piètre qualité.

— Si nous sommes poursuivis, nous serons battus à plate couture. Donc il faut emmener suffisamment de soldats pour pouvoir se battre correctement.

Le premier mouvement du jeune archer avait été de se lancer dans l’expédition avec quelques hommes seulement, mais si ces quelques hommes devaient avoir de mauvaises montures, l’entreprise était vouée à l’échec. Il fallait donc voir plus grand.

— Et d’ailleurs, pourquoi y vas-tu ? demanda messire Guillaume. Uniquement pour pouvoir relever les jupes de cette veuve ?

— C’est parce que je lui ai fait une promesse, répondit Thomas, ce qui était la vérité, même si la raison donnée par le gentilhomme était la plus vraie. Et parce que je veux faire savoir à nos ennemis que nous sommes ici.

— Tu veux parler du dominicain ? Il le sait déjà.

— Vous pensez ?

— Frère Germain le lui aura dit, affirma messire Guillaume, et dans ce cas, je pense que ton chien du Seigneur est déjà à Rennes. N’aie crainte, il viendra en son temps.

— Si je pars pour Roncelet, reprit Thomas, ils entendront parler de moi. Et ainsi, je suis sûr qu’ils viendront.

À la Chandeleur, il sut qu’il pouvait compter sur Robbie, sur messire Guillaume et ses deux hommes d’armes, ainsi que sur sept autres, attirés par les rumeurs à propos des richesses de Roncelet ou par la perspective de la bonne opinion de Jeannette. Robbie, qui piaffait d’impatience, était prêt à se mettre en selle immédiatement, mais Will Skeat, de même que messire Guillaume, conseillèrent à Thomas d’élargir ses troupes.

— Nous ne sommes pas au nord de l’Angleterre ici, l’avertit Skeat, on ne peut pas courir vers la frontière. Tu te feras rattraper, Tom, et il te faudra une douzaine de bons soldats pour bloquer les boucliers et casser les têtes. Je crois que je devrais venir avec toi.

— Non, répondit hâtivement Thomas.

Skeat avait ses moments de lucidité, mais on ne pouvait se fier à lui.

La plupart des soldats sollicités déclinèrent l’invitation : la tour de Roncelet était située trop loin, ou le seigneur de Roncelet était trop puissant et les chances de réussite trop faibles. Certains craignaient Totesham qui, de peur de perdre un membre de sa garnison, avait décrété qu’aucune sortie ne devait avoir lieu à plus d’une journée de cheval de la ville. Son décret signifiait que les possibilités de pillage étaient réduites. Aussi, seuls les mercenaires les plus pauvres acceptèrent-ils d’accompagner Thomas, dans l’espoir de glaner quelque bien qu’ils pourraient vendre.

— Douze hommes, c’est amplement suffisant ! le pressa Robbie. Doux Jésus, je sais ce que je dis, j’ai fait assez d’expéditions en Angleterre ! Avec mon frère, nous avons pris tout un troupeau appartenant à lord Percy avec seulement trois hommes, et Percy nous a fait rechercher par la moitié du pays. Suffit d’entrer vite, de ressortir encore plus vite, et le tour est joué. Douze hommes, c’est assez !

Thomas fut près d’être convaincu par le fervent plaidoyer de l’Écossais, mais il craignait tout de même que la partie soit trop inégale, et les chevaux en trop mauvaise condition pour leur permettre d’entrer vite et de ressortir encore plus vite.

— Non, il me faut plus de gens, insista-t-il.

— Si tu continues à hésiter, fit observer Robbie, nos ennemis seront mis au courant. Ils nous attendront.

— Ils ne sauront pas où nous attendre, ni quoi penser, objecta Thomas.

Il avait répandu toute une série de rumeurs contradictoires sur le but de la sortie, dans l’espoir d’embrouiller copieusement l’ennemi.

— Mais nous n’allons plus tarder, promit-il à son ami.

— Mais, par Dieu, qui veux-tu trouver de plus ? Allons-y maintenant !

Par bonheur, le même jour, un navire accosta à Tréguier et il en sortit trois hommes d’armes flamands qui vinrent rejoindre la garnison. Thomas les rencontra dans une taverne au bord de la rivière. Ils lui racontèrent qu’ils s’étaient enrôlés dans les lignes anglaises, à Calais, mais qu’on ne se battait pas assez là-bas et que, de ce fait, les perspectives de faire des prisonniers fortunés étaient trop minces. Ils venaient tenter leur chance en Bretagne. C’est ainsi qu’ils étaient arrivés jusqu’à La Roche-Derrien.

Thomas tenta de convaincre leur chef, un homme maigre à la bouche tordue, et dont la main droite était privée de deux doigts. Le Flamand l’écouta, grogna quelques mots pour signifier qu’il avait entendu et dit qu’il réfléchirait.

Le lendemain matin, les trois Flamands firent leur apparition à la taverne des Trois Renards en se déclarant prêts à le rejoindre.

— Si nous venus ici, c’est pour battre nous, expliqua leur chef, qui s’appelait Lodewijk, alors ici nous sommes.

— Fort bien, alors partons maintenant ! s’impatienta Robbie.

Thomas eût préféré grossir encore ses rangs, mais il avait déjà suffisamment attendu.

— Oui, nous partons, répondit-il à son ami.

Puis il alla trouver Will Skeat pour lui demander de veiller sur Jeannette. Cette dernière éprouvait de l’affection pour Skeat et lui faisait confiance. De son côté, Thomas avait été assez confiant pour confier à la jeune femme le livre de son père.

— Nous serons de retour dans six ou sept jours, lui dit-il.

— Que Dieu soit avec toi, répondit Jeannette en se serrant quelques instants contre lui. Et ramène-moi mon fils.

Et le lendemain, à la pique du jour, entourés d’une brume qui déposait des perles d’humidité sur leurs longues cottes de mailles, les quinze cavaliers prirent le départ.

L'archer du Roi
titlepage.xhtml
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Cornwell,Bernard-[La quete du Graal-2]L'archer du Roi(2002).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html